Complexité dans les projets et les systèmes industriels

Cet article est basé sur l’expérience d’AJR Conseil en ingénierie, mais aussi sur celle d’architecte, chef de chantier et responsable d’essais de sous-marins nucléaires de l’auteur de l’article, spécialisé maintenant dans l’ingénierie systèmes et le management de projets complexes.

1/ La complexité

La complexité est à la fois un facteur d’efficacité et un facteur de risque. Facteur d’efficacité car elle permet d’assurer des fonctions performantes avec un fort taux d’intégration, optimisant (c’est le mot-clé) le volume, le prix, la masse, l’énergie etc. nécessaires pour réaliser les fonctions externes attendues d’un système. Facteur de risque car l’être humain est fortement limité en termes d’appréhension du réel et de sa complexité. Il est obligé de simplifier, hiérarchiser de façon arborescente, schématiser (modéliser) etc. pour gérer la complexité de façon partagée entre les acteurs d’un projet (et ceux qui sont chargés de l’exploitation, de la maintenance et des mises à niveau du système en service, quel qu’il soit).

En quelque sorte, faire émerger un ordre partagé d’un désordre apparent :

Complexe vient du latin plexere : entrelacer, tresser. Un projet ou un système sera dit complexe s’il inclut de très nombreux éléments interagissant entre eux et avec l’extérieur, ou s’il fait appel à des disciplines variées ou à des intervenants nombreux ou de cultures différentes (les « ou » ne sont pas exclusifs, comme le prouve le projet Iter qui réunit à lui tout seul tous les symptômes de complexité voire de complication). On ne différencie pas à ce stade les systèmes matériels, logiciels, les produits ou les services, les organisations et les prestations. L’ingénierie système est précisément l’art d’apporter une réponse optimale à des problèmes complexes, par une approche pluridisciplinaire qui fédère les différents intervenants et utilise leurs connaissances avec efficacité. Elle simplifie la représentation du réel accessible au cerveau humain, en s’efforçant de l’appauvrir le moins possible. Le management de projets complexes a principalement pour but de maîtriser les risques techniques, calendaires, financiers, juridiques, sociétaux etc. dans la réalisation d’un produit, d’un service ou d’une activité. Non-linéarités, feedbacks, phénomènes combinatoires, algorithmes, systèmes adaptatifs, entropie… sont le pain quotidien de ceux qui conçoivent et gèrent des systèmes complexes. La caractéristique première d’un projet est d’avoir un début et une fin : la complexité et les changements de l’environnement sont les ennemis de cette évidence, qui suppose une capacité de convergence continue.

Les activités humaines sont de plus en plus complexes parce qu’elles font appel à un nombre croissant de disciplines (expertises), de données (à durée de vie souvent de plus en plus limitée), d’acteurs, dotés de moyens de communication de plus en plus puissants et rapides. Le temps est depuis longtemps révolu où un seul homme pouvait maîtriser à lui seul la complexité d’un projet ou d’un système. D’où la nécessité de travailler en équipes pluridisciplinaires partageant les mêmes données, en interactions quasi-temps réel.

Il ne faut pas assimiler complexité et complication : un système peut être complexe sans être inutilement compliqué, ou peut être compliqué sans être pour autant complexe. De même, le niveau de risque d’un projet complexe dépend des mesures d’organisation et des méthodes mises en œuvre (notamment l’ingénierie des systèmes complexes) pour maîtriser sa complexité.

Edgar Morin (Colloque de Cerisy juin 1984 « Autour de l’œuvre d’Henri Atlan ») parle des huit avenues qui conduisent au défi de la complexité : hasard, complication, ordre et chaos, singularité, organisation, objet et observateur, non-contradiction. « Interrogez le réel avec une pensée complexifiante et vous le rendrez complexe. Questionnez-le avec une pensée simplifiante, et il sera simple. » Le hasard ou l’incertitude qui en résultent sont l’ennemi mortel du chef de projet ou de l’architecte en chef.

On distinguera : complexité du produit (ou du système si l’on préfère), complexité du projet (lié par exemple au montage industriel, aux exigences politiques, réglementaires etc.) et complexité de l’organisation (dimensions interculturelles, statutaires etc.). L’ensemble constituera la complexité du projet. On ne parle pas ici de types de projets particuliers tels que la conduite d’un changement, mais, même si les livrables sont de nature différentes (passage d’un groupe humain d’un état A à un état B avec des critères de réussite, principalement humains, bien identifiés), les principes de management évoqués plus pas s’y applique également.

  

2/ Les leviers de maîtrise de la complexité industrielle

2.1 Ingénierie Systèmes

2.1.1 La pensée systémique holistique (par opposition à la pensée cartésienne qui décompose tout en problèmes ou systèmes élémentaires, et donc détruit la compréhension d’ensemble du tout par rapport aux parties. En réalité les deux approches se complètent et sont dominantes à des moments différents du projet) est le meilleur outil pour appréhender et gérer la complexité. On la doit notamment à Ludwig von Bertalanffy, qui l’a théorisée à partir des systèmes vivants. On se reportera pour plus de précisions à l’ISO 15 288, au Handbook de l’INCOSE, au site de l’AFIS qui est le relais français de l’INCOSE, etc. ainsi qu’aux retours d’expérience très riches du spatial, de l’automobile, de l’armement etc. L’ingénierie systèmes n’a de raison d’être qu’au service d’un projet : elle n’est pas un but en soi (sauf pour les sociétés d’ingénierie dont c’est le gagne-pain). L’ingénierie Systèmes propose des leviers très simples (dans leur principe sinon dans leur mise en œuvre) pour maîtriser les risques liés à la complexité.  Ces leviers sont, pour l’essentiel :

Séparer le besoin de la solution, ne pas s’enfermer d’entrée de jeu dans une solution dont on ne sait pas de quel besoin elle est la meilleure réponse ;

Prendre en compte les exigences et les fonctionnalités découlant de la totalité du cycle de vie du système, de la première expression de besoin jusqu’au démantèlement ;

Etablir et partager une vision arborescente hiérarchique simple du système (la PBS), ergonomique et optimisant les interfaces et les responsabilités (éviter le piège qui consiste à décomposer le produit selon les organisations (voire les ego) existantes, les industriels pressentis etc.

Parler un langage commun et synchroniser les actions ;

Prendre en considération les systèmes contributeurs dont on a besoin en conception, réalisation, exploitation etc. en même temps qu’on conçoit le système principal ;

Quand on exprime un besoin ou spécifie quelque chose, savoir comment on va vérifier que ce qui est fourni répond au besoin ou à la spécification ;

Penser « comment optimiser/ fluidifier l’assemblage/ intégration/ la mise en service », dès le début de la conception.

2.1.2 Mauvaise anticipation (typiquement ne pas penser à la qualification finale dès l’expression du besoin initial), interfaces mal conçues et mal gérées, absence d’arborescence produit, définition insuffisante des rôles et des responsabilités, absence de synchronisation des intervenants de tous niveaux lors du franchissement des jalons, assemblage et intégration mal pensés à la conception (pas de modularité, par exemple), innovations mal maîtrisées et faible re-use, absence de langage commun etc. sont autant de facteurs de complication (mais pas de complexité intrinsèque).

2.1.3 De nombreux travaux universitaires, principalement anglo-saxons, s’attaquent à la modélisation et à la mesure de la complexité. La plupart utilisent la théorie des graphes ou des hypergraphes. De façon plus empirique, on peut utiliser des critères de cotation comme ceux qui suivent, pour évaluer le risque lié à la complexité d’un projet industriel :

1. complexité technique,

2. complexité organisationnelle,

3. complexité (inter)culturelle,

4. prise en compte plus ou moins correcte des principes de l’ingénierie système,

5. niveau de risque sur les objectifs du projet.

Le budget du projet n’est pas en soi un facteur de complexité, c’est juste un amplificateur et un facteur de divergence : 10% de surcoût dû à une mauvaise organisation Ingénierie Système a un impact absolu plus élevé si le budget est de 1G€ que s’il est de 100k€.

2.2 Le management des projets

Le PMI est actuellement le standard international en matière de maturité dans la gestion des projets.

2.2.1 Si l’on se réfère aux bons auteurs (Flyvsberg, la Rand Corporation, le Congrès US, le Chaos Report etc.) ou à l’expérience d’AJR et de ses consultants, Le retour d’expérience des méga-projets est très clair. Les facteurs principaux de divergence (un projet est raté parce qu’il a divergé sur coûts, ou délais, ou qualité, ou satisfaction des parties prenantes légitimes) :

Sous-estimation quasi-systématique du coût et des délais de réalisation (wishful thinking ou tactique)

Surestimation quasi-systématique des revenus récurrents une fois le système en exploitation

Changements dans le cahier des charges en cours de projet

Absence de culture du risque et de méthode de maîtrise des risques

Reportings mal conçus ou mal réalisés/mal exploités

Retards dus à des interventions extérieures (gouvernement, Parlement, policitiens locaux ou nationaux voire internationaux)

Montage industriel, contractuel et juridique inadapté à la nature et aux enjeux du projet (les anglo-saxons accordent beaucoup d’importance à la notion de « shaping »)

Changements dans les réglementations applicables, les dispositions juridiques, les exigences environnementales

Sous-estimation des charges financières des projets en phase réalisation

Mauvaise convergence du projet du fait d’une mauvaise anticipation, organisation et d’une mauvaise synchronisation des acteurs

Défaillances d’acteurs du projet

Staffing inadapté

Organisation non-résiliente aux aléas internes et externes

Individualisme (personnel ou d’entreprise, cherchant à transférer le risque à l’autre plutôt qu’à partager le fardeau… et les gains

Absence d’apprentissage : les défaillances des méga-projets antérieurs, au moins depuis les années 60, devraient être analysées et appropriées pour éviter de refaire les mêmes erreurs et se contenter d’en faire de nouvelles…

Les études de cas portent la plupart du temps sur les projets d’infrastructures publiques, mais concernent aussi les grands projets d’armement ou d’instruments scientifiques. Par convention on range dans la catégorie « Megaprojets » ceux dont le budget (initial…) est supérieur à 1 G€.

Le viaduc de Millau est probablement le contre-exemple réconfortant : les différents objectifs initiaux (performance, coût, délais) semblent avoir été tenus sans tomber dans les travers que relate Flyvbjerg.

 

2.2.2 Quelques remèdes (sans faire de redites pour le volet Ingénierie Systèmes du projet, voir 2.1.1)

– culture de projet et culture de maîtrise du risque commune,

– jalonnement du projet avec de véritables points d’arrêt non-négociables avec qui que ce soit,

– identifier les critères de convergence du projet et les vérifier à chaque jalon,

– outils de pilotage adaptés et utilisés ; boucles courtes de validation et de décision rapides,

– avoir un métronome qui bat la mesure pour tous les acteurs projets – mise et maintien sous tension temporelle,

– chacun s’occupe de son job et pas de celui du voisin, mais tous ont des infos à jour et partagées (système d’information du projet, en ingénierie simultanée),

– prise en compte dès le départ des opportunités et des risques interculturels (cultures d’entreprises, nationales, métiers…),

– ne pas confondre planning et logique (notamment en assemblage-intégration- mise en service),

– pratiquer la méthodologie « trade-offs » (typiquement analyse de la valeur)

– etc.

La liste n’est pas exhaustive et contient même des omissions délibérées sur des sujets majeurs, tels que la gestion de configuration par exemple, les caractéristiques du système d’information de projet, l’anticipation sur le SLI ou encore la stratégie de qualification. Pour en savoir davantage, contactez AJR Conseil !

3/  Conclusion

Ce qui ressort, nous l’espérons, de ce bref survol du beau pays de l’ingénierie systèmes et du management de projets complexes, ce sont les points-clés suivants:

vision partagée du sens du projet ; représentation commune du produit ou du service qui motive le projet,

synchronicité,

convergence,

anticipation,

esprit collectif,

organisation pluridisciplinaire,

gérer les risques plutôt que les ignorer,

pragmatisme.

Le management de projet et l’ingénierie systèmes relèvent des sciences humaines et du sens commun, avant d’être classées trop rapidement dans le domaine du management ou des sciences de l’ingénieur.